Argentine : “Les fonds
vautours sont une avant-garde”
Eric
Toussaint est politologue, professeur universitaire,
militant et président du Comité pour l’Annulation de la
Dette du Tiers Monde (CADTM), avec des opinions fortes
sur la finance internationale. Lors d’un dialogue avec
Página 12, il définit les fonds vautours comme une
version extrême du capital financier et leurs actions
comme un danger pour la stabilité de la région. Membre
de la Commission présidentielle d’Audit Intégral du
Crédit public en Equateur, Eric Toussaint se rendra en
Argentine en octobre.
Interview d’Eric
Toussaint par Julia Goldenberg pour le quotidien
argentin Página 12. |1|
Pouvez-vous expliquer votre opinion selon laquelle les
fonds vautours sont la version extrême du capitalisme
financier ?
Les fonds
vautours sont l’avant-garde, suivie des bataillons, qui
ont pour nom Goldman Sachs, JP Morgan, Citibank,
Santander, etc. Je considère qu’il y a aussi, derrière
tout cela, l’intention sournoise des États-Unis
d’intervenir dans la région. La dette externe est un
puissant instrument de subordination de l’Amérique
latine, un instrument qui vise à obliger la région à se
réengager dans des politiques néolibérales. C’est ce qui
se passe actuellement en Europe, laboratoire de la
nouvelle offensive des politiques néolibérales.
Considérez-vous dés lors que la sentence du juge Griesa
est une offensive à l’égard non seulement de l’Argentine
mais aussi de toute la région ?
Selon moi, la
sentence du juge Griesa |2|
est une tentative visant à faire rétrocéder l’Amérique
latine à la situation qui prévalait à la fin du XIXème
siècle et au XXème siècle, quand les Etats-Unis
dictaient leurs conditions aux débiteurs, sans respecter
la souveraineté des pays débiteurs et en favorisant
cyniquement les créanciers. On le voit, les fonds
vautours achètent des titres de la dette pour ensuite
poursuivre en justice les pays. De ce fait, je pense
qu’il s’agit d’une régression qui vise toute la région.
Il y a plus de 20 ans, le Fonds NML poursuivait déjà le
Pérou et avait obtenu, avec la complicité de Fujimori,
une compensation importante. Le comportement des fonds
vautours n’est pas nouveau, il est bien connu. La
nouveauté réside ici dans l’arrogance du juge Griesa et
la réaction de l’Argentine. Dans le cas du Pérou,
Fujimori accepta de payer la compensation et en
contrepartie le Fonds mit à sa disposition un avion afin
de l’aider à fuir le pays.
Vous
avez travaillé au sein de la Commission présidentielle
d’audit de la dette créée en 2007 en Equateur par Rafael
Correa. Quels enseignements la région peut-elle tirer de
cette expérience ?
L’action du
président Rafael Correa en ce qui concerne la dette est
une source d’inspiration : depuis l’Exécutif, il a émis
un décret visant la création d’une commission d’audit.
Il a désigné des membres dotés de vastes compétences,
issus de la société civile, des mouvements sociaux, etc.
La décision prise par l’Exécutif de mettre en place une
commission afin d’auditer 30 ans d’endettement, de 1976
à 2006, est une initiative très intéressante. Jusqu’à
présent, il n’y a eu aucune autre initiative de ce type,
à l’exception de l’initiative de Getulio Vargas,
président du Brésil en 1933, mais à laquelle les
mouvements sociaux n’étaient pas associés. A l’époque,
ce fut néanmoins un succès : sur base des résultats de
l’audit, il réussit à imposer une réduction de 70 % de
la dette. En Equateur, la Commission a travaillé 14 mois
afin d’identifier la partie illégale et/ou illégitime de
la dette. Il s’agissait d’un audit intégral, il ne s’est
pas limité au point de vue comptable ou juridique. Nous
avons pris également en compte l’impact social, humain,
environnemental des politiques et des projets financés
par la dette. Je pense à de grandes infrastructures :
nous avons par exemple examiné les effets et impacts sur
la population de grands barrages hydroélectriques. Selon
moi, il est fondamental de mener un audit en Argentine :
la dette contractée depuis 1976 est illégitime et cela
doit être prouvé. Ce sont des décennies d’endettement
illégitime |3| :
la dette contractée par la junte militaire (1976-1983),
celle contractée par Carlos Menem avec son programme de
privatisation dans les années 1990, le « méga-échange »
(Megacanje) de Cavallo en 2001, etc. Dès lors,
je pense qu’il est indispensable de mettre en place un
processus d’audit.
Quels
effets aura la résolution de l’ONU visant à établir un
cadre juridique multilatéral pour les opérations de
restructuration de la dette publique ?
Le débat sur ce
thème a été transféré au sein de l’Assemblée générale
des Nations unies : c’est l’aspect fondamental et
positif de ce vote |4|.
Le fait que l’Assemblée générale des Nations unies se
saisisse de cette question est très important et
témoigne d’une préoccupation mondiale. Néanmoins
j’insiste : je considère que la solution réside
dans les décisions souveraines unilatérales des pays
concernés. Je ne vois franchement aucun effet
concret à attendre de cette résolution. Il peut y avoir
des effets politiques sur la scène internationale, et
c’est très important. Cela me semble fondamental au sein
du monde actuel où le droit international n’est pas
réellement respecté et où les Etats les plus puissants
imposent leur volonté. Par exemple, par ses actions à
l’encontre du peuple palestinien, Israël ne respecte pas
le droit international. D’une manière générale, les
États-Unis ne respectent pas la Charte de l’ONU ni la
compétence du tribunal de La Haye. Dans ce monde, le
monde réel, non pas celui auquel nous aspirons, la
volonté des plus puissants prévaut, bien que la majorité
s’oriente dans une autre direction. Dès lors, je le
réaffirme : seuls des actes unilatéraux fondés
sur le droit international peuvent apporter une solution
réelle au problème de la dette.Qu’est-ce que
j’entends par là ? Comme il n’y a pas
d’instances juridiques internationales capables
d’intervenir efficacement, ce sont les pays endettés
eux-mêmes qui sont en mesure de faire prévaloir leurs
lois sur les lois contrôlées par les créanciers.
Concernant le vote de cette résolution sur la dette
externe au sein de l’ONU, quelle est votre analyse des
absentions ? En particulier celles des pays européens,
parmi lesquels beaucoup sont dans des situations limite,
comme la Grèce ou l’Espagne ?
Quand le Pacte
international relatif aux droits économiques, sociaux et
culturels de 1966 ou le Pacte international relatif aux
droits civils et politiques ont été adoptés, les
Etats-Unis et plusieurs pays européens ont voté contre.
Ce n’est pas une attitude surprenante ou nouvelle.
Depuis 30 ou 40 ans, les avancées au sein des Nations
unies s’accomplissent contre la volonté des Etats-Unis
et de pays européens, ou en dépit de l’abstention des
pays européens. Ainsi, on assiste ni plus ni moins à la
répétition d’une large série de votes à l’issue desquels
les pays du Sud, qui forment une majorité, obtiennent
des avancées, qui ensuite ne sont pas appliquées. Les
grandes puissances s’abstiennent ou votent contre et
font tout le nécessaire pour empêcher la mise en place
de ces votes. Je veux dire qu’elles entravent la mise en
œuvre de traités internationaux. Ces dernières années,
l’Europe est devenue l’épicentre de l’offensive
néolibérale du capital contre le travail, des créanciers
contre les débiteurs. La Grèce traverse par exemple une
situation similaire à celle des pays d’Amérique latine
dans les années 1980. Elle est totalement soumise aux
diktats du FMI.
Quelles
stratégies la région devrait-elle adopter pour résister
à de nouveaux chocs financiers ?
La Banque du Sud
est un outil fondamental afin de réaffirmer la
souveraineté nationale. Néstor Kirchner a signé l’acte
fondateur de la Banque du Sud en 2007, à quelques jours
de la fin de son mandat. Mais il n’y a pas eu
d’avancées. Cela fait sept ans et la Banque n’est
toujours pas entrée en activité. Je pense que la Banque
du Sud dispose d’une base suffisante pour accorder des
prêts aux pays membres et, par là, réduire leur
dépendance à l’égard des marchés financiers et
d’organismes comme la Banque mondiale, le FMI, la Banque
interaméricaine de développement (BID). La Bolivie, le
Venezuela et l’Equateur ont pris la décision de quitter
le CIRDI, le tribunal de la Banque mondiale pour le
règlement des différends en matière d’investissements,
qui tranche en général en faveur des intérêts des
multinationales, au détriment des pays. Ces trois pays
ont écrit au CIRDI pour confirmer leur retrait. Le
Brésil n’a jamais reconnu la compétence de ce tribunal.
Cela porte à quatre le nombre de pays d’Amérique du Sud
qui ne sont pas membres du CIRDI : la Bolivie,
l’Equateur, le Venezuela, le Brésil. En termes de
stratégies, je tiens à souligner, en analysant la
sentence Griesa, que depuis la dictature militaire de
1976, l’Argentine a renoncé à exercer sa souveraineté,
en contradiction avec la Constitution argentine et avec
les Doctrines Calvo et Drago |5|,
qui tirent leur nom de deux juristes argentins de la fin
du XIXème – début du XXème siècles. Renoncer à sa
souveraineté en tant que pays débiteur est un problème
fondamental. Dès lors, selon moi, les Doctrines
Drago et Calvo, qui posent que la justice locale est
compétente en cas de conflit avec des investisseurs
étrangers, doivent être réintroduites. En outre, le
décret de 2007 du président Rafael Correa est un exemple
à suivre. Enfin, je considère que les actes souverains
unilatéraux basés sur le droit international sont seuls
à même de permettre aux pays d’obtenir le respect des
intérêts de leur population.
Traduction
de l’espagnol réalisée par Cécile Lamarque pour
CADTM
Notes
|1|
Pagina12 est le principal quotidien argentin de
centre-gauche. Son orientation éditoriale est favorable
au gouvernement de la présidente Cristina Fernandez.
Voir la version originale de cette interview parue sur
une pleine page dans Pagina 12 le dimanche 28 septembre
2014 http://www.pagina12.com.ar/diario/e… L’interview
est également publiée en espagnol sur le site du
CADTM : http://cadtm.org/Los-fondos-buitre-…
|2|
Le juge Griesa est un juge new-yorkais qui a donné
raison à un fonds vautour contre l’Argentine. Voir http://cadtm.org/Dettes-des-Etats-L… ; http://cadtm.org/Les-fonds-vautours… ; http://cadtm.org/Comment-lutter-con…
|3|
Voir Eric Toussaint, « Argentine : Maillon faible dans
la chaîne mondiale de la dette ? », publié le 1er
septembre 2001, http://users.skynet.be/cadtm/pages/… Voir
aussi : http://users.skynet.be/cadtm/pages/…
|4|
L’assemblée générale des Nations Unies a adopté début
septembre 2014 une résolution concernant la nécessité de
mettre en place un mécanisme de résolution des litiges
en matière de dette souveraine. Voir sur le site de
l’ONU : http://www.un.org/spanish/News/stor… Extrait
du communiqué en espagnol provenant de l’agence de
presse de l’ONU : « La Asamblea General de la ONU adoptó
hoy una resolución en la que pugna por el
establecimiento de un marco jurídico multilateral para
regular la reestructuración de la deuda pública de los
países. Promovido por Bolivia en su calidad de
presidente del G77 más China, el texto obtuvo 124 votos
a favor, 11 en contra y 41 abstenciones. La votación del
documento ocurrió mientras Argentina libra una batalla
con varios fondos especulativos o “buitres” que se
negaron a aceptar el acuerdo de reestructuración
negociado entre el país y más del 90% de sus acreedores.
|5|
La doctrine Drago fut énoncée en 1902 par le ministre
des affaires étrangères argentin Luis María Drago. La
doctrine Drago fut une réponse à l’intervention du
Royaume-Uni, de l’Allemagne et de l’Italie qui avaient
bloqué et bombardé des ports en raison du non paiement
de la dette externe, élevée, contractée par le Venezuela
et que le président Cipriano Castro refusait de payer.
Bien que la doctrine Monroe l’exigeait, les Etats-Unis
refusèrent de défendre le Venezuela, au motif que cela
ne se justifiait pas dans ce cas-ci, face à un refus de
paiement de dettes. En réaction à cela, la doctrine
Drago affirme qu’aucun pays étranger ne peut utiliser la
force afin de recouvrer des dettes. La doctrine Drago
s’inspire de la doctrine Calvo mais elles ne doivent pas
être confondues. La Doctrine Calvo, du nom de son auteur
Carlos Calvo (1824-1906), est une doctrine du droit
international qui stipule que les personnes vivant dans
un pays étranger doivent faire leurs demandes, plaintes
et griefs dans le cadre de la compétence des tribunaux
locaux, sans recourir à la pression diplomatique ou à
l’intervention militaire. Toutes les voies juridiques
locales doivent être épuisées avant d’envisager de
saisir les voies diplomatiques internationales. Cette
doctrine a été transposée dans plusieurs constitutions
de pays de l’Amérique latine.
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