Ma journée
avec René, du haut
de ses 15 ans.
Viktor
Dedaj
C’est bien connu : la Fête de l’Huma,
c’est l’odeur des merguez mais aussi un lieu
de rencontres. René, ça fait à peu près
quinze ans que le connais. Je dirais bien
qu’il n’a pas changé, mais ce serait inexact.
Pour sûr qu’il a changé, le René. Les
cheveux plus gris, plus épars, tout ça. Pour
le reste, non, je ne vois pas. C’est bien
René. Lui ne me connaît pas, mais ça ne fait
rien. René nous connaît sans nous connaître.
Disons qu’il ne nous connaît pas mais qu’il
sait qui nous sommes. René a trop d’amis
pour se souvenir de tous leurs noms.
Certains même ont des noms impossibles à
prononcer. Pour vous dire que René, il a des
amis partout dans le monde. Et pour cause.
René écoute avec la tête légèrement
penchée. On pourrait croire qu’il pense à
autre chose, qu’il remue des souvenirs,
qu’il s’évade même. Mais lorsqu’on lui donne
la parole, René s’empare du micro avec
assurance, relève la tête et jette un regard
circulaire, clair et perçant. Le temps d’une
courte intervention, toutes ses douleurs
s’effacent pour céder la place à une parole
qu’on sent maîtrisée. Maîtrisée par une
certaine habitude, bien sûr, mais surtout
par une clarté de vision et de pensée qui
ont toujours été présentes chez lui et ce
bien avant l’affaire qui l’a rendu, disons,
« célèbre ». René ne s’attarde pas sur son
sort. Il préfère aborder d’entrée le
contexte, les tenants et les aboutissants,
le pourquoi et le comment. C’est calme,
éloquent, concis et précis. Son intervention
paraît même trop courte. Mais c’est peut-être
parce que nous qui connaissons son histoire
savons qu’il pourrait continuer pendant des
heures, s’il le voulait, s’il le pouvait.
Tant de choses à dire, du haut de ses 15 ans.
À ses côtés, son épouse Olga paraît
fatiguée. L’effet Fête de l’Huma, sans doute.
Elle ne prend pas la parole aujourd’hui.
Dieu sait pourtant si elle l’a déjà prise,
dix fois, cent fois, mille fois, ici là et
ailleurs, pour son mari lorsqu’il était
encore là-bas, et aussi pour tous les autres
restés en arrière et qu’il faut ramener à la
maison. Lorsqu’on a la chance de l’entendre,
elle aussi parle avec le même calme, la même
éloquence, la même concision et la même
précision. Une question de génération et de
formation sans doute.
René est né en 1956, à Chicago. Fils
d’émigrés cubains, il retourne sur l’île en
1961. Entre 1977 et 1979, René participe à
l’intervention internationaliste cubaine en
Angola, contre le régime d’Apartheid de
l’Afrique du sud. Pilote et instructeur de
vol, il épouse Olga en 1983.
En 1990, René retourne aux États-Unis
pour « fuir le régime castriste ».
En 1996, sa femme et leur fille le
rejoignent à Miami. Et en 1998, naissance de
leur deuxième fille.
Le 12 septembre 1998, René est arrêté par
le FBI, avec d’autres, accusé d’espionnage
au profit de Cuba. L’affaire des « Cinq de
Miami » était née. René est maintenu en
prison préventive pendant 33 mois. Un record
sans doute. Il est placé en cellule
d’isolement pendant les 17 mois précédent
son procès, sans doute pour déstabiliser sa
défense. Un autre record.
En 2000, sa famille est expulsée vers
Cuba.
En décembre 2001, il est condamné à 15
ans de prison.
En février 2003, il effectue un autre
séjour en isolement de 48 jours, sans motif
officiel.
Entre-temps, le gouvernement des États-Unis
refuse systématiquement les demandes de visa
de sa femme et sa fille aînée. Les visites
lui seront refusées pendant tout son séjour
en prison.
Considéré comme un prisonnier modèle, il
effectue néanmoins la totalité de sa peine
et est « libéré » en octobre 2011. Une « libération »
assortie d’une de ces conditions dont la « justice »
US a le secret : l’obligation de séjourner 3
ans de plus à Miami, une ville hantée par
des milices qui ne rêvent que de lui faire
la peau.
Le procès de René et ses quatre camarades
fut sans doute l’un des plus rocambolesques
de toute l’histoire des États-Unis. D’abord
par sa durée : 11 mois. Ensuite, par
l’incroyable procession de témoins à charge
et à décharge, d’avocats de renom. Et enfin,
par les flagrantes campagnes d’intimidation
des jurés et les dénis de justice imposés
par un appareil judiciaire totalement
déterminé à « punir » ces Cubains pour avoir
révélé la face sombre des États-Unis : leur
connivence avec le terrorisme international.
Et aussi par l’incroyable silence
médiatique autour d’une affaire qui, sous
d’autres cieux et dans d’autres
circonstances, aurait sans doute défrayé
toutes les chroniques de la planète.
René et les autres furent qualifiés
« d’espions » et peu importe que les
responsables militaires eux-mêmes aient
souligné qu’ils n’avaient rien espionné du
tout. Car voyez-vous, René et ses camarades
étaient chargés de surveiller des
nombreux groupuscules anticubains à Miami
dont les faits d’armes vont des poses de
bombes dans les hôtels touristiques à la
Havane aux violations répétées de l’espace
aérien cubain – sans oublier l’explosion en
plein vol d’un avion de ligne cubain. On ne
peut donc pas « espionner » le gouvernement
des Etats-Unis si on est chargé de
surveiller des organisations terroristes
« privées » à Miami. Sauf à considérer ces
organisations comme des officines du
gouvernement ou protégées par lui...
Dans cette affaire, si la justice a fait
défaut, on ne peut pas en dire autant du
cynisme, à commencer par le premier : c’est
à la demande du FBI, soi-disant préoccupé
par les activités illégales des groupes
anticubains à Miami, que les autorités
cubaines leur ont remis des dossiers.
Dossiers qui ont permis au FBI d’arrêter non
pas les auteurs des attentats, mais ceux qui
étaient chargés de les surveiller.
Désormais libre, comme un autre des Cinq,
René se bat avec tous les autres pour faire
sortir les trois qui sont encore enfermés.
Il sait que ça ne va pas être simple, car
cette affaire est « suivie » de près par les
plus hautes autorités des États-Unis et s’il
y a une chose qui reste constante au sein du
pouvoir US, c’est sa haine envers Cuba et
les Cubains en général, et ceux de la trempe
de René et ses camarades en particulier. Et
des condamnations à « deux peines de prisons
à vie + 15 ans » ne se règlent pas par de
simples réductions de peine pour bonne
conduite. À condamnations politiques,
libérations politiques.
Mais comme je l’ai dit, René et les
autres ont des amis. Des prix Nobel, des
parlements entiers de plusieurs pays, des
commissions de l’ONU, que sais-je encore.
Mais il manque sans doute le plus important :
BHL. (Nan, j’déconne.) Alors René est
présent aujourd’hui. Comme il a failli être
présent en Angleterre, si ce pays ne lui
avait pas refusé son visa pour des raisons
de (devinez) … sécurité. René est partout où
il peut être, pour donner un coup de main à
la campagne mondiale pour la libération des
Cinq, de tous les Cinq. Car comme il le dit
lui-même, il ne pourra se sentir libre que
lorsque tous ses camarades le seront aussi.
Le député communiste André Chassaigne
tempête au micro. Oui, il faut tout faire
pour les libérer. Cuba Linda, Cuba Si, Cuba
Coopération, France-Cuba, de stand en stand,
René et Olga se promènent d’un pas
tranquille en se tenant discrètement la main.
La rumeur court que la CGT fera campagne
pour les Cinq. On verra bien.
René et Olga sont accompagnés par des
camarades - dont certains sont émus « plus
que de raison ». René observe tout, sans
réaction particulière. Je donnerais cher
pour lire dans ses pensées. Est-il heureux
d’être là ? Est-il en train de décrire
mentalement la scène à ses camarades encore
emprisonnés ? Je ne peux pas m’empêcher de
me dire qu’il me paraît libre de corps mais
pas d’esprit.
J’essaie de me mettre à sa place mais le
vertige me fait reculer. (Tiré du Grand
Soir)