Il ne
reste pas grand chose
de la Palestine
• Israël l’efface de
la carte...
Eduardo
Galeano*
POUR se justifier, le terrorisme de
l’État fabrique des terroristes : il sème de
la haine et récolte des alibis. Tout indique
que cette boucherie de Gaza, qui selon ses
auteurs veut en finir avec les terroristes,
réussira à les multiplier. Depuis 1948, les
Palestiniens vivent condamnés à une
humiliation perpétuelle. Ils ne peuvent même
pas respirer sans permission. Ils ont perdu
leur patrie, leurs terres, leur eau, leur
liberté, leur tout. Ils n’ont même pas le
droit de choisir leurs gouvernants. Quand
ils votent pour celui pour lequel ils ne
doivent pas voter, ils sont punis. Gaza est
punie. C’est devenu une souricière sans
sortie, depuis que le Hamas a proprement
gagné les élections en 2006. Quelque chose
de semblable était arrivée en 1932, quand le
Parti communiste a triomphé aux élections au
Salvador.

Environ 150 volontaires se sont assis dans
des caisses en bois sur la
Place du Parlement pour protester contre les
conditions de vie à Gaza lors d’une
manifestation à Londres le 14 août.
Baignés dans le sang, les habitants du
Salvador ont expié leur mauvaise conduite,
et depuis ils ont vécu soumis à des
dictatures militaires. La démocratie est un
luxe que tous ne méritent pas. Filles de
l’impuissance sont les roquettes « maison »
que les militants du Hamas, parqués à Gaza,
lancent maladroitement sur les terres qui
avaient été palestiniennes et que
l’occupation israélienne a usurpées. Et le
désespoir, au bord de la folie suicidaire,
est la mère des bravades qui nient le droit
à l’existence d’Israël, des cris sans aucune
efficacité, tandis que la guerre très
efficace d’extermination nie, depuis des
années, le droit à l’existence de la
Palestine. Il ne reste pas grand chose de la
Palestine. Petit à petit, Israël l’efface de
la carte.
Les colons envahissent, et derrière eux
les soldats corrigent la frontière. Les
balles sacralisent la spoliation, en
légitime défense. Il n’y a pas de guerre
agressive qui ne dit pas être une guerre
défensive. Hitler a envahi la Pologne pour
éviter que la Pologne envahisse l’Allemagne.
Bush a envahi l’Irak pour éviter que l’Irak
envahisse le monde. A chacune de ses guerres
défensives, Israël a dévoré un autre morceau
de Palestine, et le festin continue. Il est
justifié par les titres de propriété que la
Bible a concédés pour les deux mille ans de
persécution soufferts par le peuple juif, et
par la panique que provoquent les
Palestiniens à l’affût. Israël est le pays
qui ne respecte jamais les recommandations
ni les résolutions des Nations Unies, qui ne
tient aucun compte des sentences des
tribunaux internationaux, qui se moque des
lois internationales; c’est aussi le seul
pays ayant légalisé la torture de
prisonniers.
Qui lui a donné le droit de refuser les
droits ? D’où vient l’impunité avec laquelle
Israël est en train d’exécuter la tuerie de
Gaza ? Le gouvernement Espagnol n’aurait pu
impunément bombarder le Pays Basque pour le
liquider l’ETA, ni le gouvernement
britannique supprimerait l’Irlande pour en
finir avec l’IRA. Est ce que par hasard la
tragédie de l’Holocauste implique une
politique d’éternelle impunité?
Ou ce feu vert provient-il de la
puissance, le grand manitou qui a en Israël
le plus inconditionnel de ses vassaux ?
L’armée Israélienne, la plus moderne et
sophistiquée au monde, sait très bien qui
elle tue. Elle ne tue pas par erreur. Elle
tue par horreur. Les victimes civiles son
appelées « dommages collatéraux », selon le
dictionnaire d’autres guerres impériales.
A Gaza, sur dix dommages collatéraux,
trois sont des enfants. Et ils sont des
milliers, de mutilés, victimes de la
technologie du dépeçage humain que
l’industrie militaire pratique avec succès
dans cette opération de nettoyage ethnique.
Et comme toujours, toujours la même chose :
à Gaza, cent pour un. Par chaque centaine de
Palestiniens morts, un Israélien. Des gens
dangereux, avertit l’autre bombardement,
celui-ci pour le compte des médias de masse
de manipulation, qui nous invitent à croire
qu’une vie israélienne vaut autant que cent
vies palestiniennes. Et ces médias nous
invitent à croire au caractère humanitaire
des deux cents bombes atomiques d’Israël, et
qu’une puissance nucléaire appelée Iran a
anéanti Hiroshima et Nagasaki.
Existe-t-il ce qu’on nomme « communauté
internationale »? Est-ce autre chose qu’un
club de financiers, de banquiers, de
guerriers ? Est-ce autre chose que le nom
artistique que se donnent les États-Unis
quand ils font du théâtre?
Devant la tragédie de Gaza, l’hypocrisie
mondiale se révèle une fois encore. Comme
toujours, l’indifférence, les discours
vides, les déclarations et déclamations
assourdissantes, les postures ambiguës,
rendent leur tribut à la sacro sainte
impunité. Devant la tragédie de Gaza, les
pays arabes se lavent les mains. Comme
toujours. Et comme toujours les pays
européens se frottent les mains.
La vieille Europe, tellement capable de
beauté et de perversité, verse larme sur
larme et, secrètement, célèbre ce coup de
maître. Car la chasse au juif a toujours été
une coutume européenne. Mais voici un demi
siècle que l’on fait payer aux Palestiniens
cette dette historique, eux qui sont aussi
des sémites et qui ne sont ni n’ont jamais
été antisémites. Ils sont en train de payer,
en sang comptant et trébuchant, une facture
étrangère.
* Eduardo Galeano est un
écrivain et journaliste uruguayen. Figure
importante du mouvement anti-impérialiste
international, il est l'auteur notamment de
la trilogie Mémoire du feu (1986), Le
football, ombre et lumière (1995), Les
veines ouvertes de l'Amérique latine (1971)
et Sens dessus dessous : L'école du monde à
l'envers (1999).
(Cet article a été repris en 2012 sur
plusieurs sites. En raison de son actualité
et de son importance Granma International le
publie dans cette édition).