La
contre-attaque stratégique des finances
mondiales
Joaquin
Arriola
LE commerce mondial représente plus de 13
000 milliards d’euros par an. Mais ce
chiffre énorme est très inférieur au volume
des transactions en devises (52 000
milliards sur des marchés non réglementés,
et 7 000 milliards sur des marchés
réglementés). À elles seules les
transactions de produits financiers liés à
des devises du marché financier de Londres (environ
20 000 milliards) dépassent la valeur du
commerce mondial visible. L’ensemble des
marchés non réglementés de produits dérivés
(devises, taux d’intérêts, matières
premières, actifs…) se monte à plus de 500
000 milliards d’euros par an, et 50 000
milliards sur les marchés réglementés. Sur
les marchés réglementés, des actions et des
billets de trésorerie sont négociés
annuellement pour une valeur d’environ 65
000 milliards d’euros, et des assurances sur
des crédits manqués pour 15 000 milliards.
Pour minimes que soient les marges
bénéficiaires, la plus-value retirée des
marchés financiers mondiaux peut facilement
dépasser la valeur de tout le commerce
mondial.
Rien qu’à Bruxelles, le capital financier
dispose d’un régiment de 1 700 lobbyistes et
dépense plus de 120 millions d’euros par an
dans des activités de lobbying (à titre de
comparaison, l’argent destiné à la
supervision du système financier à travers
le FMI ne s’élève qu’à quelque 20 millions
d’euros par an).
L’objectif principal de ces agents du
capital est d’éviter que la crise financière
ne se traduise en politiques de contrôle et
de réglementation du marché financier qui
puissent mettre en danger un négoce aussi
lucratif. Ces agents contrôlent les
organismes de supervision financière de
l’Union européenne (UE) et, bénéficiant du
rapport des forces politiques, ils sont dans
une position favorable pour figurer parmi
les principaux interlocuteurs de la
Commission, de sorte que les politiques
encouragées par Bruxelles répondent
davantage au mandat du capital financier
qu’au mandat populaire.
Bien que la libéralisation financière ait
été une arme des États-Unis pour
contrecarrer, à travers la domination
financière, la dégradation de leur potentiel
productif et commercial, les grandes banques
allemandes et françaises (Deutsche Bank, BNP
Paribas, Crédit Agricole, Société Générale…)
contrôlent également une partie importante
du marché financier mondial. Les États-Unis
et l’UE prétende conserver certaines
spécificités dans leurs affaires
respectives, et limiter l’accès des entités
financières de la contrepartie à leurs
marchés. Raison pour laquelle dans les
négociations du Transatlantic Trade and
Investment Partnership (TTIP) ou Partenariat
Transatlantique pour le Commerce et
l’Investissement (PTCI), les États-Unis
refusent de parler d’accords en matière de
réglementation financière, malgré
l’insistance de l’Europe, qui en mars
rédigeait son projet pour une réglementation
partagée. Dans une tentative pour assouplir
la position, le commissaire européen Michel
Barnier s’est rendu à Washington pour
exprimer la volonté des politiciens de l’UE
de compter sur les États-Unis comme
partenaire préférentiel également dans cette
question, malgré les différents critères en
matière de réglementation ou de
fonctionnement des marchés dérivés d’un côté
et de l’autre de l’Atlantique Nord (en
Europe, tout passe par les banques ; aux
États-Unis, il existe des marchés financiers
extra-bancaires puissants). La position
commune est claire : Washington et l’UE
doivent se mettre d’accord pour s’assurer la
mainmise sur un marché financier que l’on
veut dominer à l’échelle mondiale.
Les désaccords ponctuels, qui révèlent un
aspect des rivalités inter-impérialistes, se
résolvent par des accords de base lorsqu’il
s’agit d’imposer au reste du monde le modèle
néolibéral – version bancaire ou version
fonds d’investissements – sur le versant
financier. À la suite de l’échec de
l’Organisation mondiale du commerce (OMC),
qui a été incapable de parvenir à un accord
sur la libéralisation des services, les
États-Unis et l’UE ont décidé de négocier la
libéralisation des services (Trade In
Services Agreement - TISA), avec la
participation de pays subordonnés aux USA
d’Amérique et d’Asie, afin d’imposer cette
libéralisation comme un modèle à suivre par
les pays et les régions où ils pourraient
rencontrer plus de résistance en raison de
leur modèles économiques plus autocentrés
comme la Chine, l’Inde, la Russie ou les
pays membres de l’ALBA.
Dans ce contexte, les USA et l’UE
travaillent de concert pour imposer un
accord mondial pour la libéralisation des
marchés nationaux de services financiers,
comme le révèle un document du mois d’avril
rendu public récemment, où l’UE n’envisage
aucune stratégie de prévention en matière de
réglementation comme celles qu’elle s’était
engagée à adopter lors des négociations du
TTIP. Au contraire, tout ce document est une
ode à la libéralisation la plus absolue
visant à permettre aux entités financières
des pays dominants – sans même disposer
d’une succursale dans le pays destinataire
–, d’offrir tout type de services financiers
(assurances, dérivés, fonds
d’investissements, etc.). Par ailleurs, le
texte comporte un ensemble d’articles
empêchant dans la pratique que les pays
ayant adhéré à la proposition puissent
modifier le cadre réglementaire, au cas où
les intérêts des entités financières
étrangères opérant sur ce marché venaient à
être menacés.
Le secret dans lequel ces négociations
sont menées confirme leur nature
foncièrement antipopulaire, et leur objectif
impérialiste de création de plus-value
nationale à travers des instruments
financiers mondiaux.
Il est également surprenant de voir les
négociateurs européens – encore une preuve
d’incohérence –, accepter un pacte mondial
avec pour seul critère le libre accès au
marché financier national alors que d’un
autre côté ils insistent sur l’importance de
la réglementation dans leurs conversations
avec le gouvernement des États-Unis. Un
exemple de comment le pouvoir financier joue
au mieux ses cartes et est capable de
surmonter ou de contourner les obstacles
juridiques, en imposant ses propres règles
dans le résultat final.
L’enjeu de cette bataille est important,
car du résultat dépend la viabilité de
propres sociétés démocratiques telles
qu’elles sont conçues en Europe. En Espagne,
l’un des pays les plus libéraux de l’UE, le
défi économique est encore plus grand.
(Mundo Obrero)