Gerardo
Pisarello
LA dégradation du principe démocratique
aux États-Unis n’est un secret pour personne.
Portes tournantes, corruption rampante,
mécanismes de régulation et de contrôle
ignorés et dépourvus de toute transparence.
Autant d’expressions de la pénétration
démesurée de l’argent dans la vie politique.
Bien entendu, le phénomène ne se limite pas
aux terres du multimillionnaire Warren
Buffet, mais il y trouve un laboratoire
d’exception. Il y a quelques jours, la Cour
suprême des USA a encore renforcé le pouvoir
du 1% des plus riches sur le reste de la
population, et ce dans un domaine clé : le
financement privé des partis.

La Haute Cour
a annulé, par 5 voix contre 4,
les limitations de plafonnement
des contributions financières
d’un particulier aux candidats
et aux partis. Le verdict a été
rédigé par le président de la
Haute Cour, John Roberts, nommé
en 2005 par George Bush. |
L’introduction de restrictions aux dons
privés destinés aux partis politiques fut
une réponse au scandale du Watergate en
1972. Les lois qui les rendirent possibles
donnèrent un peu de répit au principe
démocratique. Mais ceci fut de courte durée.
Il y eut d’abord la dérégulation financière,
qui balaya d’un coup la Loi Glass Steagall,
qui datait de l’époque de F. D. Roosevelt.
S’ensuivit le financement des partis. En
2010, déjà, la Cour suprême avait franchi un
pas décisif pour favoriser l’influence des
grands pouvoirs économiques dans la vie
politique. Dans l’affaire Citizens United
contre la Commission électorale fédérale,
les juges statuèrent qu’il n’y avait pas de
limite constitutionnelle aux contributions
des entreprises aux élections fédérales.
Leur principal argument était que les
contributions des entreprises étaient
protégées par le Premier amendement de la
Constitution qui consacre la liberté d’un
individu « à participer au processus
électoral ». Ainsi, une limite aux
contributions financières d’une compagnie
dans la poursuite d’un objectif d’ordre
politique serait une limite
inconstitutionnelle à sa liberté
d’expression. Autrement dit, en donnant de
l’argent aux partis, les entreprises ne
faisaient qu’émettre une opinion « indépendante », censée
être protégée… Cette attribution de droits
humains aux grandes entreprises permit à une
époque aux agences des risques de contourner
les sanctions et les responsabilités
pénales. C’est ce qui fit des élections de
2012 les plus chères de l’histoire des États-Unis.

L’élection
présidentielle de 2012 entre
Barack Obama et Mitt Romney est
considérée comme la plus chère
de l’histoire des États-Unis. |
La Cour a ouvert encore plus de vanne au
financement électoral. Elle a annulé, par 5
voix contre 4, les limitations de
plafonnement des contributions financières
d’un particulier aux candidats et aux partis.
Le verdict fut rédigé par le président de la
Haute Cour, John Roberts, nommé en 2005 par
George Bush. L’affaire avait été portée en
justice par l’homme d’affaires de l’Alabama
Shaun McCutcheon, du Parti républicain.
Écartant les risques de corruption ou de
trafic d’influence, le juge Roberts a donné
raison au businessman de l’Alabama qui
voulait contribuer davantage que le cumul
autorisé pour un seul donateur à plusieurs
candidats.
Selon Roberts, le seul type de corruption
sur lequel le Congrès pourrait légiférer
serait lorsqu’il y aurait une contrepartie
directe. Sans la preuve de ce quid pro quo,
les restrictions aux contributions privées
seraient une menace « à la liberté
d’expression et au droit des citoyens à
participer au débat public ».
Avec ce nouveau jugement, les limites aux
dons d’un particulier à un candidat concret
continueront d’exister. Pas ceux des
contributions aux candidats fédéraux, aux
partis et aux comités de campagne dans un
même cycle électoral. Cette décision a
suscité des manifestations de protestation
dans plusieurs villes. Pour le New York
Times, elle s’inscrit dans le cadre d’« une
croisade destinée à abattre les barrières
dressées contre le pouvoir corrosif de
l’argent dans le monde politique des États-Unis »,
et à « faire en sorte que les intérêts des
Nord-américains les plus riches soient mieux
considérés que les législateurs ». Robert
Weissman, président de l’organisation des
droits de l’Homme Public Citizen, a
également dénoncé un verdict en faveur de la
ploutocratie, soulignant que le Premier
amendement n’a jamais prétendu « tendre un
mégaphone aux plus riches pour qu’ils crient
dans nos oreilles ». Robert Reich,
Secrétaire au Travail de 1992 à 1997 sous la
présidence de Bill Clinton et analyste
socio-économique, a été tout aussi
catégorique. Dans un excellent documentaire
intitulé Inequality for all, Reich souligne
que cette décision permettra aux plus riches
d’acheter des voix pour payer moins d’impôts,
de recevoir des sauvetages financiers et des
subventions publiques et moins de
réglementations pour leurs affaires. « Ils
deviendront encore plus riches et pourront
acheter encore plus de voix ».
Les propos de l’ancien Secrétaire au
Travail sont tout sauf exagérés. Avec le
jugement de l’affaire McCutcheon en main, on
estime qu’un individu pourra faire don de
près 6 millions de dollars à des partis, à
des comités de campagne et des candidats par
cycle électoral. L’un des magistrats en
désaccord est a été moins optimiste, et a
affirmé que « l’infini est la seule
limite ». Tout ceci dans un contexte où
depuis 2009, 1% de la population la plus
riche détient 35% des biens privés et 95%
des gains produits.
Sur les terres de Barcenas et Millet, de
Gürtel et Pretoria, où la Cour des comptes
est fréquemment aveugle et muette, et où il
existe un nœud gordien entre les partis et
le pouvoir immobilier financier, il n’y a
aucune matière à crier au scandale.
Cependant, on observe une tendance
inquiétante. D’après un récent sondage de
Gallup, huit personnes sur dix aux États-Unis
sont pour l’introduction de limites aux
dépenses de campagne et aux dons entre les
partis. Mais qu’importe! La ploutocratie
c’est cela : l’achat et la destruction de la
démocratie aux mains de la minorité fortunée.
Comme le signale Reich : « La corruption
alimente la corruption ». (Tiré de Other
News)