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La Havane. 24 Avril 2014

Gabo ne sera jamais seul

Gabriel Molina

LORSQUE le jeudi 9 juillet 2008 furent publiées les Réflexions de Fidel Castro, Une journée de repos, Gabriel Garcia Marquez et sa femme Mercedes Barcha furent très impressionnés par l’immense affection que le commandant portait à l’écrivain colombien.


Le grand écrivain colombien et le leader de la Révolution cubaine étaient unis par une profonde amitié.

« Ce que Fidel a écrit m’a sidéré. J’ai l’impression d’avoir fait sa connaissance hier. Je ne l’avais jamais vu ainsi, aussi affectueux », confia Gabo à quelques-uns de ses amis cubains. « Il était affectueux et détendu. On a parlé de tout, de Biran, que nous avions visité auparavant avec lui », a dit Mercedes.

« C’est vrai, et de bien d’autres sujets, avec profondeur et lucidité », a confirmé son inséparable compagnon de plus de 50 ans de vie commune. Et d’ajouter : « Aujourd’hui, c’est sûr, je ne vais pas pouvoir mettre un pied dehors. »

Et il avait raison. Après les propos de Fidel qui avaient été relayés par les journaux, la radio et la télévision à des millions de Cubains, il aurait été embarrassant de se montrer en public. Dit par un autre que lui, cela aurait pu sembler excessif. Pas du tout. Il faisait référence à ce qui s’était passé la veille dans l’un des restaurants de l’hôtel Melia Cohiba. Il était un peu plus de 15h, l’établissement était presque vide, si bien qu’aussitôt après que Gabo, Mercedes, Conchita Dumois et moi, ayons passé commande, nous vîmes défiler devant notre table depuis les responsables de l’hôtel jusqu’aux employés les plus modestes, qui s’approchaient pour lui serrer la main.


Gabriel Garcia Marquez recevant l’Ordre de Félix Varela des mains de Fidel.

Comme il arrivait de plus en plus de monde, nous avons été obligés d’interrompre notre conversation sur la troisième rencontre avec le journaliste Angel Augier, qui était sur le point de fêter ses 100 ans, dont seulement 50 avaient été de solitude.

Les admirateurs de Garcia Marquez apportèrent des livres, des feuilles de papier et toutes sortes de souvenirs pour qu’il les leur dédicace, et demandaient à se prendre en photo avec lui. J’avoue qu’à cet instant, j’aurais préféré profiter de sa brillante conversation. Il aimait parler du temps passé. Je pensais que cette interruption lui ferait perdre patience. Mais je me trompais, il était toujours ainsi, dépourvu de ce sentiment élitiste que la célébrité provoque chez certains. Je pourrais dire qu’il prit plaisir à voir des personnes modestes vaincre cette timidité avec laquelle elles abordent d’habitude des gens célèbres.

Ces moments me rappelèrent un jour, dix ans auparavant, au Parc Lénine, lorsqu’un touriste espagnol vint nous demander l’autorisation de nous prendre en photo. Nous acceptâmes à condition qu’il nous envoie la photo. Ce qu’il fit.

C’est la seule photo que nous ayons de ces rencontres avec ses collègues journalistes des années 60. Conchita Dumois, l’inoubliable veuve de Jorge Ricardo Masetti [fondateur et premier directeur de l’agence Prensa Latina], se chargeait de renforcer ces liens en organisant, chaque fois qu’il venait à Cuba, une rencontre pour commenter l’actualité et rappeler le passé entre Gabo et le groupe de journalistes de Prensa Latina, qui avaient été les plus proches de l’Argentin durant ces temps polémiques : Ricardo Saenz et Joaquin Oramas, décédés, ainsi que Conchita, Juan Marrero et également Marta Rojas, même si elle n’avait pas travaillé à Prensa Latina.


Lors d’une de ses dernières apparitions en public, le 6 mars 2014, Gabriel Garcia Marquez, saluant un groupe de journalistes qui l’attendaient devant sa résidence à Mexico.

Le succès monte souvent à la tête de bien des célébrités, surtout si leurs gloires ne sont pas aussi spectaculaires et méritées que celles de Garcia Marquez. Après des années sans nous voir, je ne pus que me surprendre en constatant que non seulement il n’avait pas changé, mais qu’il était encore beaucoup mieux. Il avait conservé tout son naturel.

Gabriel Garcia Marquez était devenu tellement célèbre que parfois cela lui pesait, comme le jour où un individu avait écrit une fausse lettre d’adieux qui circula sur Internet sur son non moins faux décès. Je lui en parlai à l’occasion et il me répondit qu’à plusieurs reprises cet individu et d’autres avaient fait des choses semblables.

Il est sans doute déplaisant de perdre son intimité, spécialement quand on en a le plus besoin. Mais Gabo démontra que le plus important c’était de savoir gérer la célébrité. À l’hôtel Melia, il se montra affectueux, plein d’esprit et de respect comme à chacune de nos trois rencontres avec Augier. Il accueillit les compliments, jusqu’à ce que nous quittions les lieux, avec une tranquillité et une surprenante disposition qui encouragèrent ces employés cubains et espagnols. Certains se plaignirent de ne pas avoir de livres de lui à cet instant, et il leur promit de les satisfaire.

Le lendemain, je l’interrogeai à ce sujet et il se trouve qu’il était déjà de retour. Je n’aurais pas dû m’étonner. Aurais-je pu douter des témoignages de simplicité qu’il nous avait donnés tout au long de ces années ?


Garcia Marquez et le journaliste Gabriel Molina, lors d’une visite de l’écrivain au siège de l’hebdomadaire Granma international.

Gabo était un homme très ouvert, en bon Colombien de la côte. Il avait comme ami intime dans ces aventures, sous la tutelle de l’Argentin Jorge Ricardo Masetti et de son mentor Che Guevara, Plinio Apuleyo Mendoza, de Bogota. Un journaliste qui malgré la connotation gréco-latine de son prénom me semblait aussi sociable que son vieil ami, peut-être parce que son bureau à la rédaction de Prensa Latina était à côté du mien.

Lorsque, voilà 5 ans, nous avons parlé de Masetti et de la création de Prensa Latina, Garcia Marquez me confia que le salaire de l’époque lui convenait très bien, suffisant à Cuba également, ce qui changeait de l’habitude de l’époque où les travail des journalistes était sous-payé.

Nous sommes tombés d’accord sur le fait que ce fut surtout grâce à Che Guevara, qui avait connu cette instabilité lorsqu’il avait travaillé comme journaliste et photographe aux Jeux panaméricains en 1955, à Mexico.

Ma compagne Ana Maria Garcia eut l’occasion de constater combien Gabo était curieux de tout ce qui l’entourait, et d’apprécier sa façon d’être si attirante, lorsqu’elle le vit pour la première fois, vers la fin des années 90, dans une boutique de Miramar.

En le reconnaissant, il lui vint à l’esprit de lui demander ce qu’il pensait de la prestation des Colombiens aux championnats du monde de foot, et s’il acceptait de lui accorder une interview à ce sujet. Il est connu que Gabo fuyait les innombrables demandes d’interview qu’on lui faisait partout. Je l’ai entendu dire plus d’une fois : «  Le caïman ne mange pas de caïman. » Cependant, cette idée lui parut originale. Il se tourna vers Mercedes et lui dit qu’on ne lui avait jamais proposé une interview sur le sport, et encore moins sur un sport où les joueurs « ressemblent à des poussins courant désespérément derrière un ballon ». Gabo accorda l’interview qui fut publiée dans Granma International et dans le journal Sud-Ouest, qui avait alors l’un des plus gros tirages de France.

Les employés de Granma International furent enchantés eux aussi par son esprit débordant en août 2001, lorsqu’il accepta de venir au journal pour nous saluer avant d’aller grimper les huit étages – l’ascenseur étant en panne – de l’immeuble de la municipalité de La Habana del Este où il rendait visite à Angel Augier. Sur le trajet, je savourai une fois de plus sa présence si naturelle. Il aimait chanter – il le fit parfois dans une boîte de nuit à Paris pour arrondir ses fins de mois – ; il appréciait aussi les conversations agréables, la bonne musique, et boire un pot. Il adorait les boléros et voulut en composer, mais il fut déçu par ses tentatives. Il aimait tout autant les vallenatos [musique traditionnelle colombienne]. Il disait que le roman Cent ans de solitude était un vallenato de 450 pages.

Le Garcia Marquez qui impressionna Fidel n’était pas seulement l’écrivain et le journaliste hors série que le monde admirait et encensait, mais aussi un être humain extraordinaire, qui lui rendait bien son affection. Personnellement, je l’ai constaté lors de l’une de nos dernières rencontres, alors que Conchita et moi nous l’avons interrogé sur ses souvenirs à Prensa Latina, que nous nous proposions d’inclure dans un livre sur Masetti.

C’étaient des jours où la vie de Fidel était menacée. Garcia Marquez s’interrompait toutes les cinq minutes pour me demander : « Comment va Fidel ? » Il en oubliait même que sa propre santé était bien fragile.

C’est pour toutes ces raisons qu’il fut si ému par ce que Fidel avait écrit sur lui et sur Mercedes. Permettez-moi en cette heure de deuil, de transcrire certains des sentiments que le commandant exprime dans ses Réflexions : « J’ai décidé de prendre du repos. J’ai préféré retrouver Gabriel Garcia Marquez et sa femme, Mercedes Barcha, qui sont à Cuba jusqu’au 11. Combien j’avais envie de bavarder avec eux pour évoquer presque cinquante ans d’une amitié sincère ! (…) Je n’ai jamais eu le privilège de connaître Aracataca, le petit village où Gabo vit le jour, bien que j’aie eu celui de fêter avec lui mes soixante-dix ans à Biran, où je l’avais invité. (…) Notre amitié a été le fruit d’une relation que nous avons cultivée durant des années au fil de centaines de conservations toujours aussi agréables pour moi. Bavarder avec Garcia Marquez et Mercedes, chaque fois qu’ils venaient à Cuba – plus d’une fois par an –, devenait un remède contre les fortes tensions qu’un dirigeant révolutionnaire cubain ne cesse de vivre, bien qu’inconsciemment. »

« En Colombie, à l’occasion du 4e Sommet ibéro-américain, nos hôtes avaient organisé une promenade en calèche le long des murailles de Cartagena de Indias (…). Les compagnons de la sécurité cubaine m’avaient averti qu’il n’était pas prudent pour moi de participer à une promenade programmée. J’ai pensé que c’était faire preuve là d’une préoccupation excessive car, compte tenu d’un trop grand cloisonnement, ceux qui m’avaient informé ignoraient des données concrètes. Comme j’ai toujours respecté leur professionnalisme, j’ai coopéré. J’ai appelé Gabo, qui était près de moi, et je lui ai dit en blaguant : "Monte avec nous dans cette calèche pour qu’on ne nous tire pas dessus ! " Et il l’a fait. J’ai ajouté sur le même ton à l’adresse de Mercedes, qui ne venait pas : "Tu vas être la plus jeune veuve. " Elle ne l’a pas oublié ! (…) J’ai appris ensuite qu’il s’était passé la même chose qu’à Santiago du Chili, quand un mercenaire opérant une caméra de télévision contenant une arme automatique m’avait eu comme cible au cours d’une conférence de presse, et n’avait pas osé appuyer sur la gâchette. À Cartagena, les terroristes étaient équipés de fusils à lunette et d’armes automatiques, placés en embuscade à un endroit donné des murailles, et ils tremblèrent de nouveau au moment d’actionner la détente. Sous prétexte que la tête de Gabo s’interposait et leur cachait la cible... »

Se déplacer auprès de Fidel de par le monde comportait certains risques.

À la fin de son article, Fidel écrit que Gabo n’aimait pas prononcer de discours. Cependant, le commandant qualifia de joyau celui que l’écrivain prononça à la cérémonie de remise du Prix Nobel : « (…) les inventeurs de fables qui croyons tout, estimons avoir le droit de croire qu’il n’est pas encore trop tard pour s’engager dans la création de l’utopie inverse. Une nouvelle utopie de la vie, qui emporte tout, où nul ne puisse décider pour d’autres, fût-ce de la façon de mourir, où l’amour soit vraiment certain et où le bonheur soit possible, et où les lignages voués à cent ans de solitude aient enfin et pour toujours une deuxième chance sur la Terre. »

Il y a quelques temps, au cours d’une conversation avec Garcia Marquez et Mercedes, je lui dis qu’il avait sauvé notre prénom. Ils me regardèrent sans comprendre et je préférai ne rien ajouter. J’aurais été obligé de lui parler d’un personnage célèbre dans mon enfance, qui s’appelait Miguel Gravier, un magnat de la radio très connu. À cause de lui, personne ne m’appelait Gabriel, mais Gravier ou Grabiel, ce qui me déplaisait énormément, au point qu’à l’époque je ne déclinais que mon nom, jamais mon prénom. À partir de Cent ans de solitude, tout le monde le prononça bien et je n’étais plus gêné.

Aujourd’hui, alors que malheureusement il n’est plus parmi nous, je peux raconter cette anecdote, sans crainte que cela semble une flatterie, car cela ne saurait être qu’un hommage très simple, très intime et sincère. Ce n’est pas seulement une vérification personnelle. Parce qu’il revendique le journalisme éthique. Je sais que Garcia Marquez ne sera plus jamais seul. Un jour, il a dit qu’il était de ceux qu’on enterre avec les amis. Cette fois, il a dépassé cette idée : ces cendres seront toujours dans l’air de ses amis.
 

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